Gare de Lyon. Clermont-Paris, quai G, voiture 9. Je monte dans la rame. Ma place est côté fenêtre. Tant mieux, il y a une prise pour mon ordinateur portable. Je vais profiter du voyage pour rédiger deux rapports en retard. Le wagon se remplit. Pas étonnant, avec seulement deux trains par jour maintenant…
Pour l’instant, personne à côté de moi. Ah, j’ai parlé trop vite… Un homme âgé, accompagné de ce qui semble être son petit-fils, s’arrête dans le couloir à hauteur des quatre sièges, dont le mien.
Quel âge a l’enfant, trois ans, quatre ans ? Je n’ai pas eu le temps de rassembler mes documents qu’il est déjà à califourchon sur l’accoudoir qui sépare nos sièges. Ses petites semelles sur la manche de ma veste. C’est ma chance… Son grand-père lui explique qu’il convient de s’asseoir correctement. Le petit se redresse, j’adresse un sourire indulgent et reconnaissant au grand-père, tout en frottant la trace laissée par sa chaussure sur mon vêtement.
Le train démarre, je me concentre sur la rédaction du premier rapport.
«Papi, j’ai faim.
- Attends quelques instants, nous irons bientôt dans la voiture de restauration.
- C’est quoi restauration ?
- Se restaurer signifie déjeuner. Ta mamie a prévu tout ce qu’il nous faut dans le sac. »
La première demi-heure se déroule en pointillés, entre lignes de rapport et questions incessantes du petit à son grand-père. Qui répond à toutes avec la patience bienveillante propre aux grands-parents…
« Papi, c’est un pompier ?
- Non, c’est un contrôleur. Il vérifie la validité de nos billets et il porte la tenue règlementaire de la SNCF
- C’est quoi la SNCF ? C’est quoi, règlementaire ? ».
« Papi, on est bientôt arrivés ?
- Sois patient, nous sommes encore en Auvergne. Regarde par la fenêtre, ce que tu vois là, c’est… »
Et de lui expliquer ce qu’est un règlement, un uniforme. De lui montrer les champs de blés ou de maïs. De lui expliquer le pont que l’on aperçoit, la race des bovins dans les prés, le nom des villes où le train s’arrête en gare, les souvenirs de ce qu’il y a vécu…
Malgré moi, mon attention décroche des rapports, happée par les questions incessantes de ce petit bonhomme. Et surtout par les réponses, toujours précises de son grand-père. L’échange entre eux rassemble à la fois des notions d’histoire, de SVT, de géographie… D’EMC également, alors qu’il lui apprend à rester calme et assis, à chuchoter pour ne pas déranger les passagers. À manger quelques bonbons sans toutefois dévorer le paquet entier…
Et je pense à l’École. Aux efforts désespérés de l’École pour atténuer l’impact des inégalités sociales dans l’appétence et les résultats scolaires. Mais, alors que j’exerce mes fonctions en Éducation prioritaire, je me demande lequel de mes élèves bénéficie de tels moments. Lequel est parti en week-end et revient en train avec son grand-père ? Pour cet enfant, ce trajet en train est seulement un moment annexe à ce qu’il a vécu et partagé en famille. Pour son grand-père, c’est un temps de transmission empreint d’une grande affection. Pour moi, qui en perçois toute la richesse, c’est une illustration de ce que traduisent les indicateurs en Éducation prioritaire.
Moi qui, avec tant de collègues, essaie d’œuvrer chaque jour pour l’ouverture culturelle, pour l’égalité d’accès au savoir, pour l’émulation intellectuelle, je réalise que nous ne pouvons pas lutter. Qu’en l’espace d’un seul trajet en train, ce petit garçon a tellement appris… Sans étudier, sans même s’en rendre compte. Il n’est pas question ici de disciplines, d’évaluations, de niveau scolaire.
On est dans la vie. Une leçon de vie.
D’autres récits du temps des vacances à télécharger ici dans le numéro d’été de Questions d’Educ !
tellement « beau », tellement vrai…