Quand la frénésie des notes envahit notre vie quotidienne

Éva

6h30, la musique du radio réveil fait émerger Éva, elle tend la main et attrape son téléphone pour checker son compte Insta. 54 likes sous sa photo d’hier, pas si mal mais elle aurait pu faire mieux… Elle scrolle négligemment son fil en cliquant à la volée sur les cœurs sous les photos qu’elle trouve inspirantes et aussi sous celles de ses meilleurs contacts. Elle file ensuite sous la douche puis avale son café et ses céréales devant une vidéo de son YouTubeur favori… elle l’aime bien, il fait des contenus à la fois amusants et instructifs ce qui est idéal pour démarrer la journée du bon pied. Elle n’oublie pas de cliquer sur le pouce en l’air pour contribuer au bon référencement de la vidéo avant de mettre sa tablette à recharger et d’enfiler son manteau.

7h30, elle se dirige vers sa voiture qui ce matin refuse de démarrer… elle appelle son assurance (elle a l’option dépannage zéro kilomètre) et attend. Le dépanneur arrive au bout de 40 minutes, elle a affaire à un très jeune homme qui lui avoue que c’est son premier jour. Il pense que c’est la batterie mais son équipement dysfonctionne et il n’arrive pas à la démarrer sur place. Alors, il met laborieusement la voiture sur la dépanneuse pour la déposer au garage qui va gérer ça.

8h30, Éva commande un Uber, elle est déjà assez en retard comme ça. Heureusement, elle va pouvoir assurer sans problème son important rendez-vous de 9h45. Pendant le trajet elle fait un tour sur Tinder, beaucoup de swipes à gauche : trop vieux, next… pas assez souriant, next… photo moche, next… description bourrée de fautes d’orthographe, next… bon ce n’est pas aujourd’hui qu’elle fera un match, lassitude…

8h55, elle a à peine posé un pied hors de la voiture qu’elle reçoit une notification de l’appli Uber pour noter son chauffeur, RAS elle met 5 étoiles. Si un chauffeur Uber a une moyenne inférieure à 4,5 étoiles il est considéré comme ne répondant pas aux standards de qualité et peut être éjecté de la plateforme. Mais ce qu’Éva a appris il y a peu, c’est que les passagers aussi sont notés et qu’un nombre d’étoiles insuffisant fait de vous un client non-prioritaire ce qui augmente votre temps d’attente. En dessous d’un certain seuil vous risquez même qu’aucun chauffeur ne se présente, la plupart d’entre eux paramétrant sur leur application l’invisibilisation des demandes des clients mal notés. Ne pas faire attendre le chauffeur, dire bonjour, ne pas salir l’habitacle et être sobre ne sont plus seulement des règles de savoir-vivre élémentaires mais deviennent des impératifs pour ne pas se retrouver un soir seule en galère après une soirée au fin fond de la banlieue…

Arrivée au bureau, Éva a un peu de temps avant son rendez-vous ; elle s’occupe de ses mails parmi lesquels elle s’arrête sur celui de son assurance qui lui demande d’évaluer son dépanneur… Elle réfléchit, il lui a fait de la peine, seul pour son premier jour avec du matériel défectueux. Après une courte hésitation elle lui met un maximum d’étoiles sur tous les critères pour être sûre de ne pas risquer de lui porter préjudice. C’est après la société de dépannage qu’elle en a, ce jeune homme méritait un accompagnement et un équipement correct, mais comme elle ne sait pas comment faire remonter cela ni à qui, elle préfère s’abstenir…

On pourrait continuer ainsi le récit de la journée d’Éva avec son entretien d’évaluation annuel au boulot, son degré de satisfaction concernant la livraison de son colis, l’appréciation du SAV qu’elle a sollicité pour son lave-linge en panne et la critique du dernier livre qu’elle a lu.

Au long des semaines il y aura aussi à évaluer des restaurants, des magasins, des sites de vente en ligne, des séries, des jeux vidéo, le dernier Airbnb où elle a séjourné, un conférencier et sa femme de ménage…

Éva sera aussi notée plusieurs fois sur son amabilité, son sourire, sa présentation, sa conversation (idéalement un peu mais pas trop !), sa ponctualité… On n’est vraiment pas loin de l’épisode Nosedive de la série Black Mirror* et aussi hélas de systèmes qui ailleurs donnent ou retirent des droits comme en Chine avec le crédit social ou aux US avec le crédit score.

Noter et être noté, sur tout et n’importe quoi, est-ce seulement un peu pertinent ? Cela fait de nous des agents au service d’entreprises qui soumettent toujours un peu plus leurs salariés à la pression, un client non satisfait a alors le pouvoir de contribuer à mettre au chômage un employé qui n’a pas eu l’heur de lui plaire ou qui était simplement dans une mauvaise passe.

L’effet pervers étant que craignant les conséquences nous n’osions plus mettre de notes en dessous du maximum pour éviter tout sentiment de culpabilité.

Plus stupide encore, de peur d’être mal noté comme client, ce qui pourrait nous priver d’un service, nous n’osons parfois même pas dire oralement ce qui nous a semblé dysfonctionner dans la prestation fournie. Nous voilà, à moyen terme, condamnés à donner à chacun, l’appréciation maximum ou à devoir assumer la culpabilité d’avoir, peut-être, nuit à quelqu’un. Parallèlement nous nous privons de toute remarque susceptible de générer un retour critique source d’améliorations. Et si noter empêchait en fait d’évaluer ? À méditer…

« Quand son amie d’enfance au statut irréprochable lui demande d’être sa demoiselle d’honneur, Lacie voit l’opportunité d’améliorer sa note et réaliser ses rêves. » (source Wikipedia)

Épisode 1 de la Saison 3 de Black Mirror, titre en français “Chute libre”, diffusé sur Netflix : « Dans une société régie par la cote personnelle, Lacie veut tout faire pour obtenir l’appartement de ses rêves. »

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