Le tirage au sort est-il démocratique ?

L’idée revient à la mode, mais est-elle réellement un moyen de vivifier la vie démocratique ?

Le tirage au sort était la règle sous la démocratie athénienne et les grands penseurs de la démocratie (Aristote, Montesquieu, Rousseau, Harrington, Tocqueville…) s’accordent à reconnaître que le tirage au sort est démocratique tandis que l’élection est aristocratique, puisqu’elle délègue le pouvoir de faire les lois à une minorité que l’on juge plus apte, plus experte et qui se spécialise dans cette fonction, tendant ainsi à l’oligarchie. Pourtant, l’usage du hasard en politique est tombé en désuétude dans les démocraties modernes depuis le XVIIIème siècle au profit de l’élection considérée depuis comme la procédure démocratique par excellence, même si historiquement, l’élection a surtout permis de remplacer une aristocratie héréditaire par une aristocratie élective.

Aujourd’hui, à la faveur de la crise du système représentatif que nous connaissons, le tirage au sort sort des limbes et est expérimenté par les collectivités locales pour décider de la composition des conseils de quartier, dans certains partis pour désigner des candidats, pour tirer partie de l’intelligence collective en organisant des conférences de consensus ou des jurys citoyens et aussi à l’échelle nationale par des expériences souvent remarquées : tirage au sort de 1000 personnes composées en assemblée constituante en Islande le temps d’une journée, succession de débats citoyens des G1000 en Belgique pour « ré-enchanter la démocratie » et faire des propositions aux élus en pleine crise institutionnelle, révision de la constitution par 66 citoyens tirés au sort en Irlande, débat sur l’éolien au détriment du pétrole au Texas.

Quelle légitimité du tirage au sort par rapport à l’élection ?

Le tirage au sort, par rapport au système électif et partisan, permet que chaque citoyen ait sa chance de participer. Il devient ainsi tour à tour gouverneur et gouverné – à condition que les mandats soient courts. En tant que non spécialiste de la politique, on suppose qu’il ne se laissera pas influencer ni corrompre par des considérations de carrière ou de parti et défendra davantage le bien commun, ce qui est particulièrement utile concernant les enjeux de long terme, comme la préservation des équilibres écologiques et des conditions de vie des générations futures.

Les tirés au sort sont censés être à l’image de la population, représenter les « gens normaux » et donc être davantage à même de défendre les intérêts de l’ensemble de la population, contrairement à une élite vivant dans un monde à part où l’on ne connaît pas le prix du ticket de métro et défendant les intérêts d’une seule classe sociale. Dans un monde toujours plus complexe, il est précieux de pouvoir faire appel à l’intelligence collective d’un groupe varié.

Le tirage au sort permettrait également d’élargir le cercle des « toujours les mêmes » qui s’intéressent spontanément à la chose publique et de donner envie de s’engager à des gens qui n’y penseraient pas spontanément.

C’est là que le bât blesse : est-ce parce qu’on est tiré au sort qu’on va accepter de se coltiner les réunions mensuelles du comité de son quartier, de potasser lors du débat citoyen sur l’avenir de la gestion de l’eau de son bassin de vie, ou encore de bûcher à l’assemblée constituante de son pays ?

À Grenoble où l’équipe verte souhaitait mettre en place 7 conseils citoyens composés de 20 volontaires et 20 tirés au sort, on peine à mobiliser les 140 élus du hasard, qui ne viennent pas aux réunions. Faut-il rêver d’un monde où l’engagement citoyen serait obligatoire (et pris sur le temps de travail, voire défrayé ou rémunéré ?), à l’image des jurys d’Assises où nombre des tirés au sort essaient en vain de produire un certificat médical pour se soustraire à ce temps pourtant pris sur le temps de travail.

Autre grosse critique faite au tirage au sort : celui de la compétence. Face à des enjeux complexes, n’est-il pas suicidaire de confier l’avenir du pays à Monsieur Toulemonde ? Non vous répondrai-je si on ne se contente pas de tirer au sort mais qu’on accompagne ce principe de base par une démarche d’éducation populaire (tiens, ça devrait nous convenir, au SEP !) et qu’on outille les gens tirés au sort pour qu’ils s’approprient les enjeux et parviennent à émettre des avis crédibles.

Vers une démocratie délibérative

Vous avez fait le tour de la démocratie élective, mais vous ne voyez pas comment mettre en place la démocratie directe au-delà de petites échelles, comme au sein d’un habitat participatif ou du CA d’une association ? Alors pourquoi pas tenter la démocratie délibérative ?

Il s’agit de constituer des mini-publics grâce au tirage au sort, puis de leur apporter des informations et formations contradictoires et de leur offrir la possibilité d’auditionner des experts et des responsables politiques ayant des opinions opposées pour qu’ils se fassent assez rapidement une opinion sur le sujet de société complexe sur lequel il convient de prendre une décision. Laissez-les débattre intensivement et vous serez étonnés de la qualité des avis et des prises de position qui sortiront de ces échanges, loin des sondages d’opinion où Monsieur Toulemonde est sommé d’émettre un avis sur un sujet qu’il ne connaît pas, « avis » qui sera cependant pris très au sérieux par les décideurs. Cette démocratie délibérative va beaucoup plus loin que les élections, les sondages ou les référendums. On constitue là une sorte de microcosme de la cité, un mini-public qui peut opiner, évaluer, juger et éventuellement décider au nom de la collectivité, là où tous ne peuvent prendre part à la délibération.

Le tirage au sort n’est pas la panacée, il se heurte on l’a vu à plusieurs défis : motivation, temps et argent à consacrer pour former les citoyens, inégalités de capital culturel qui peut rendre les débats inégalitaires entre ceux qui ont l’habitude de formuler une opinion et les autres, responsabilité des citoyens face aux choix qu’ils préconisent : il est plus facile de conseiller un choix audacieux quand on n’est pas aux manettes. En termes de transformation sociale, là aussi on peut voir des limites : l’avis de citoyens éclairés grâce à un processus d’éducation populaire peut être rejeté par la population s’il est contre-intuitif. Souvent réunis, animés et formés par une instance de pouvoir (une collectivité ou un gouvernement) les tirés au sort pourront-ils subvertir ce pouvoir ? Au fond, une bonne manifestation n’est-elle pas plus à même de faire bouger les lignes qu’une délibération en chambre, le plus souvent à huis-clos ? Certains exemples récents semblent pourtant peser en faveur du tirage au sort et de la délibération en terme de transformation sociale. Le Texas a ainsi montré que, dans une démocratie délibérative, la population est capable de proposer des lois ou des mesures extrêmement nuancées, sophistiquées. Cet Etat, pétrolier par excellence, détient aujourd’hui le record des éoliennes. L’évolution s’est faite dans un processus délibératif, en dépit des intérêts locaux favorables au système pétrolier. En Irlande, sur la question encore plus sensible qu’en France du mariage homosexuel, l’assemblée constituante tirée au sort a évité la foire d’empoigne vécue en France pendant un an, en invitant les citoyens à soumettre à la convention des réflexions, des dossiers, des arguments. Ceux-ci ont lu, entendu, consulté des experts, des lobbys, des prêtres catholiques, des organisations homosexuelles et pour finir, cette assemblée constituante a voté à 79% en faveur du mariage homosexuel.

Aussi on pourrait expérimenter à différents niveaux de la société un système démocratique hybride mélangeant démocratie directe, démocratie représentative et démocratie délibérative.

Et concrètement, on fait comment ?

On sait maintenant, à la faveur de l’utilisation intensive des sondages, que le simple tirage au sort, s’il est pratiqué sur des grands nombres, permet de constituer de petits échantillons naturellement représentatifs de la population entière, contrairement à l’intuition qu’on en a et qui voudrait que l’on pondère le tirage au sort en fonction de l’âge, du sexe, de la catégorie socio-professionnelle.

L’obstacle principal est probablement celui de la motivation des tirés au sort, on l’a vu. Certaines collectivités locales contournent le problème en tirant au sort des citoyens parmi une liste de volontaires … Mais il y a une grande chance qu’on retombe alors dans l’écueil de l’uniformité des profils et des âges.

Pour aller plus loin :

Laurence DRUON, secrétaire nationale chargée du renouveau démocratique au SEP-UNSA

Photo : Pixabay CCO Public Domain

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